Inana, glaive d'Ishtar

Tout était si paisible.
Son regard perdu dans les remous du torrent, il se laissait bercer par la douce musique de l’onde glissant sur les rochers. L’air était frais, légèrement parfumé par une subtile fragrance printanière provenant des cerisiers en fleurs situés sur l’autre rive. De temps en temps, il lançait un regard bienveillant sur celle qui était à présent toute sa vie. Cela faisait à présent près de quinze années qu’il avait découvert cette petite nymphe en pleine nature.
Aujourd’hui son corps changeait et le bébé qu’il avait tant chérit se transformait peu à peu, ce qui lui laissait entrevoir un peu plus, jour après jour, l’instant tant redouté des pères, lorsque leur fille devient femme.
Inana changeait, mais elle avait toujours en elle une fraîcheur et une spontanéité que rien ne semblait pouvoir altérer. Son insouciance et sa joie de vivre balayaient toutes les angoisses paternelles. Lui en revanche était de plus en plus diminué.
L’air était doux et frais, mais l’humidité des lieux lui rappelait son imprudence de la saison passée ainsi que cette mauvaise chute dans la rivière qui lui coûta son épaule. Désormais il ne pouvait ni pêcher, ni chasser, ne se contentant que d’aller à la cueillette. Ina, comme il l’appelait, assumait seule l’approvisionnement du foyer.
Elle était à quelques mètres de lui, immobile. Ses jambes fuselées, fléchies sur les parois glissantes de la roche ne tremblaient pas et tout son corps était en alerte. Son regard, vif et perçant scrutait le moindre mouvement dans les eaux tumultueuses. Dans sa main, un harpon taillé dans une branche de noisetier dont l’une des extrémités était attachée par une fine corde de chanvre tressé.
Lui-même ne savait pas réellement comment elle s’y prenait, mais son adresse était à chaque fois pour lui une source d’étonnement et de fierté.
Sans un bruit, son corps cuivré par le soleil se détendit. Dans un mouvement fluide, son bras se déplia tel un coup de fouet, et le projectile mortel vint frapper la surface des eaux. Dans un mouvement tout aussi vif, elle tira d’un coup sec sur le lien et extirpa des eaux une prise d’au moins deux livres.
Il était pourtant fils de pêcheur et connaissait le moindre recoin des eaux poissonneuses de la région, mais jamais lui ne put attraper de la sorte un poison à près de six mètres !
Sa fille n’était pas comme les autres. Ses rires de jeune fille, son insouciance lui faisait parfois oublier la manière dont il reçu cet enfant et qui était sa mère, sa totale harmonie avec les éléments lui rappelait sa particularité.


Elle était la fille de la terre, et celle-ci n’avait aucun secret pour elle. Elle avait la grâce de l’onde, la légèreté d’une brise, la force de la terre. Ses yeux de braise voilaient à peine la nature de son héritage maternel. Grande, élancée, son corps fin et musclé lui conférait une allure féline et gracile. De longs cheveux noirs et soyeux, tombant jusqu’à mi-dos et parcourant son visage laissaient entrevoir de grands yeux noirs comme l’onyx. Déjà femme, de nombreux hommes plus ou moins jeunes des environs cherchaient à saisir l’espace d’un instant l’image de cette beauté sauvage.


Insaisissable par nécessité, elle avait eu pour consigne d’être la plus discrète possible.
Inana et son père parcouraient les terres de Shem depuis plus de dix ans maintenant, ne restant pas plus de deux semaines au même endroit. L’existence d’un être difforme à la voix divine était parvenue jusqu’aux oreilles de deux êtres abjectes, reclus aux confins d’une demeure où luxure, vice, cruauté et folie cohabitaient pour d’obscurs desseins.
Un couple d’être ayant par le passé revendiqué un héritage divin se délectait de spectacles d’orgies décadentes et de sacrifices humains dédiés à une obscure divinité venue des plans extérieurs. Lorsqu’ils apprirent que leur progéniture, qu’ils avaient vainement tenté de sacrifier sur l’autel de la vanité, était toujours en vie, ils virent à cet instant la possibilité de retrouver la splendeur de leur jeunesse.
Entièrement voués au seigneur démon Xotli, ils vivaient dans les soubassements d’un temple qu’ils avaient érigé à leur gloire. Leur cour décadente était constituée de nobles lubriques et dégénérés ainsi que de criminels aux ambitions dévorantes. Nulle âme censée ne s’aventurait près de ce lieu qui avait été condamné par Ishtar elle-même, mais il était aujourd’hui le théâtre de rituels immondes dédiés à une créature dont le pouvoir permettait d’offrir aux hommes un semblant de puissance au prix de leur âme.
Hérauts de leur maître démoniaque, le couple maudit n’avait plus rien d’humain depuis longtemps. L’avaient ils seulement été un jour ? Drapés dans des toges de soie noire rehaussées de broderies d’argent, leur visage atrocement mutilé par la lèpre était masqué par un artifice d’ivoire finement ciselé, sous lequel ruisselait inlassablement deux filets de sang. Seules leurs mains laissaient entrevoir ce qu’il était advenu des « grâces de Shem » comme ils étaient appelés du temps de leur splendeur.
Aveuglés par la folie et la haine, ils avaient ordonné à leurs fidèles, que l’on surnommait les innommables de retrouver leur fils monstrueux et de le ramener vivant afin de commettre au nom de Xotli leur maître un sacrifice digne de ce nom et ainsi finir ce qui aurait du être accompli il y’a longtemps et briser le sort dont ils étaient victimes.


Tout cela, Inana l’ignorait. Son protecteur de père ne pouvait se résoudre a souiller son innocence et sa candeur avec d’aussi abominables histoires. Elle se contentait de parcourir les plaines, d’explorer les sous bois, de nager dans les lacs. Elle ne se sentait vivre que comme cela, au cœur de la nature, observant les bêtes, jouant souvent avec elles. Elle écoutait le chant de l’eau, les murmures du vent. Les éléments semblaient lui parler parfois, et depuis quelques temps, la nature semblait curieusement affolée.
Les bêtes se faisaient rares, la douce mélodie de la nature plus discrète. Son monde et son cœur se ternissaient à mesure qu’une perfide menace se rapprochait.


Alors qu’elle parcourait un sous bois non loin des tentes familiales afin de collecter quelques baies, elle découvrit la carcasse encore chaude d’un cochon sauvage.
La bête avait été atrocement mutilée. De sa poitrine béante jaillissaient quelques vestiges d’entrailles à moitié dévorées. Le reste du corps était lacéré de profondes crevasses.
Aucun prédateur n’était assez puissant dans les environs pour mutiler ainsi cette pauvre bête.
Une odeur nauséabonde ainsi qu’on grognement sourd dans son dos lui firent comprendre qu’elle se trompait. Lentement elle se tourna.


La chose qui se trouvait devant elle n’était pas une bête du pays de Shem, mais une caricature de la nature. Elle semblait être une sorte de hyène, mais sa taille était proche de celle d’un ours ! Son visage était étrangement contorsionné, sa peau entre chitine et fourrure était grasse et luisante. De sa gueule totalement disproportionnée jaillissaient quatre rangées de dents disposées de façon totalement anarchique. Une odeur pestilentielle accompagnant le souffle de la bête souleva le cœur d’Inana.
L’abomination fit rouler ses yeux glauques avant de bondir sur la jeune fille. Instinctivement, Inana se propulsa dans les airs vers l’arrière et vint se nicher sur un petit rocher. Il ne lui fallu que quelques secondes pour comprendre que cette aberration n’était pas le fruit de la nature et que son agilité et sa puissance ne lui laisseraient que peu de chance de survie. La bête observa la manœuvre habile de sa proie et lui adressa un horrible rictus annonçant une issue fatale. Inana comprit alors que la chose qu’elle prenait pour un simple animal était bien doué de conscience. Une conscience entièrement vouée à la destruction et à la souffrance.
Un sentiment de rage l’envahit alors lentement pour finalement la submerger totalement.
S’abandonnant totalement à ce nouveau sentiment, elle ne vit pas la curieuse mutation que son corps subissait. Progressivement, elle changeait, s’accaparant des attributs inhumains, issus des forces brutes de la nature. Progressivement, elle se changeait en un avatar de la colère. Colère de la terre mère, nourricière, menacée par une abomination venant d’un autre plan.
Colère d’Ishtar.
Le monstre s’élança, toutes dents dehors, prêtes à tronçonner le corps gracile de la jeune fille. La fureur de la créature s’abattit impitoyablement sur Inana, l’écrasant au sol. Sous le poids de l’horrible chose, son corps s’était enfoncé dans le sol de quelques centimètres.
Du sang jailli et vint jusqu’au palais de la créature qui savoura l’espace d’un court instant cette saveur annonçant festin et victoire. Au plaisir succéda rapidement la stupéfaction.
Arc-boutée sur la demoiselle, la créature était figée.
Des mains meurtries de sa victime avait surgit une curieuse lame d’onyx et d’ivoire à la forme organique et Inana la tenait fermement plongée dans la gorge bouffie du monstre. Ses yeux étaient noirs comme la nuit. Son visage inhumain fixait dans les yeux la chose avec la curiosité d’un enfant, oscillant la tête d’un côté puis de l’autre. Esquissant un sourire à son tour, elle adressa à sa proie quelques mots dans un langage remontant du fond des âges et l’engloutit dans un déluge de flammes issues de sa main.
La chose inerte s’affala.



Inana se redressa. Son arme étrange disparu lentement tel un mirage à mesure qu’elle reprenait forme humaine.
« Inana » lui murmura une voix. « Hyboria est en train de sombrer. Des forces obscures sont à l’œuvre et dans leur folie, leur soif de pouvoir, elles ont ouvert des brèches sur d’autres plans. D’immondes créatures ont été appelées afin de servir leurs noirs desseins mais à présent il n’y a plus de frontière entre ton univers et le leur. De telles abominations ne peuvent perdurer dans ce monde que j’ai bâti. Elles corrompent, souillent, détruisent et mutilent. Toi et ton père êtes en danger car ceux qui servent ces puissances issues des abysses vous traquent. Tu te devras bientôt de devenir le chasseur et eux la proie. Traque les en mon nom et détruit leur œuvre de mort."
A mesure qu’elle se dirigeait à moitié nue vers le campement afin d’y retrouver son père et obtenir des réponses à ses questions, les mots de la déesse résonnaient encore.
« A présent Inana mon courroux est ton arme, et sur cette terre, tu seras mon glaive. »

Respirer était la clé. Il n’avait jamais reçu d’éducation martiale, mais l’existence qu’il avait passée dans la nature sauvage lui avait appris l’essentiel. Dame nature n’avait pas été tendre avec lui et l’avait affublé d’un corps torturé et amoindri. Cependant au fil des ans, il s’était efforcé de compenser ses faiblesses autant que faire se peut.
Peu agile, il ne pouvait se permettre de rater son coup lorsqu’il partait à la chasse. Il avait donc apprit à être patient et à savoir saisir les bonnes opportunités. L’un de ses bras lui faisant défaut, il avait fortifié le second. Mais surtout, ses longues années passées à se dépasser continuellement lui avaient donné une rage de vivre qu’aucune volonté n’aurait pu ébranler.

Ses adversaires tournaient autour de lui. Les innommables, au service de ses parents se pressaient comme des hyènes autour d’une proie blessée. Leurs yeux noirs comme l’onyx ne laissaient transparaître aucune émotion. Tout au plus la cruauté bestiale qui emplissait leur âme. Vêtus d’habits de soie noire, ils portaient une barbe rouge taillée en pointe. Leur visage était entièrement tatoué de signes occultes dédiés à leur immonde divinité.
L’un d’entre eux s’élança sur Marduk. La lame de sa dague longeait son avant bras afin de mieux la dissimuler. Dans un geste vif et assuré, l’exécutant vif comme un serpent, se glissa dans le dos de sa proie et lui porta un coup violent qui lui trancha l’un de ses jarrets.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsque, continuant sa course, son visage fut enserré brutalement dans une une poigne semblant être faite de marbre.
Léger, l’adversaire de Marduk ne pu résister à la saisie de son adversaire. Stoppé net dans son élan, il ne pu que basculer sous l’impact et n’eu que le temps de sentir son visage s’écraser au sol, tel un œuf entre un marteau et une enclume.
Un autre garde en profita alors pour lancer le fer de sa lance vers l’épaule massive de sa proie.
Une fois encore, sa force le sauva. Se saisissant de la hampe en la fixant sous son aisselle, il tourna sur lui-même, envoyant valser son adversaire comme un pantin désarticulé sur le sol.
Il devait respirer. Chaque mouvement qu’il effectuait était une contrainte pour son corps puissant mais fragile. Il n’était qu’un vieil ours blessé. Il pouvait être mortel, mais son endurance ne lui permettrait pas de tenir guère plus qu’un ou deux assauts.
Un râle s’échappait progressivement de sa gorge et ses assaillants savaient que ce n’était qu’une question de seconde.
Le chef de l’expédition trouvait cela déjà bien trop long et c’est de son fouet qu’il soumit sa proie, non sans délectation. La lanière de cuir vint s’enrouler autour du cou de taureau de la victime. Animé d’une puissance démoniaque, les yeux de l’innommable s’animèrent d’une leur rougeâtre, laissant supposer le pouvoir du démon Xotli. Dans le même instant, un flux parcouru le fouet et Marduk fut pris d’horribles convulsions, le soumettant dans la douleur.

Elle courait aussi vite qu’elle le pouvait. Sans aucune économie, elle traversait la forêt au mépris des obstacles. Elle savait son père condamné si elle n’arrivait pas à temps pour le sauver. Elles les avaient vu en songe la déposséder de son seul parent et elle ne pouvait se résoudre à une telle possibilité.
Elle ne put qu’apercevoir la croupe d’un cheval partir au galop, son père chargé comme un vulgaire sac de toile et entravé comme une bête.
Prise d’une folie meurtrière, elle s’élança sur les gardes laissés en faction pour assurer le départ de leur proie.
Les serviteurs du démon découvrirent alors qu’il existait des forces destructrices dédiées à leur extinction, et ne purent qu’assister impuissant à un déchaînement de colère qui les réduit à néant.
L’avatar d’Ishtar n’eu pas à se répéter lorsqu’elle chercha à extorquer à sa victime le lieu ou avait été conduit son père.

Poussée par le vent elle courait. Un feu brûlant parcourait tous ses muscles et la faisait filer comme une panthère dans la steppe Shémite jusqu’au premier port.
Son père était conduit sur une île volcanique où les adorateurs du dieu démon avaient établi un sanctuaire.
Les dieux eurent beau jouer de maléfices contre elle et faire sombrer son embarcation, elle parvint tout de même jusqu’à Tortage.

Mais ceci est une autre histoire…