Isbao, Chapitres d'Exil

La flamme réanima ce que le froid avait endormi et les pensées martelèrent son crâne endolori.

Des vanirs, des loups, une embuscade...Elle devait atteindre le nord, la Cimmérie.

Une fuite dans les steppes, la morsure du gel, la forteresse dans le lointain...Quelqu'un l'attendait, quelque part, dans le grand septentrion.

Une blessure invisible abreuvait la neige qui rougissait...Mais le nord n'existait plus, il n'y avait plus qu'une vie à sauver.

Une bête hirsute avançait vers elle. A y regarder de plus près, c'était peut être un homme.
Il s'exprimait en Cimmérien. Le doute était permis.
Le bol de soupe qu'il lui fourra entre les mains exhalait l'odeur simple des choses essentielles. Pour être tranquille elle feignit de ne pas comprendre ses questions et retendit avidement le récipient qu'il emplit une seconde, puis une troisième fois, de bonne grâce.
Il voulait communiquer. Elle n'avait rien à dire.
L'impitoyable rudesse des terres du nord avaient renoncé à leur proie en échange de ses souvenirs et il ne lui restait rien qu'un nom qu'elle finit par lui jeter pour pouvoir encore dormir:Isbao.

Le ginko dialogue avec la cour en termes feuillus et dorés qui annoncent la venue de l'automne.
Que savent les pavés du passage des saisons ?
Ah, mes chères pagodes...
Ah ma terre d'orient...
Mon regard tourné vers l'est envie ce soleil naissant.
Qui chaque jour, ne se propulse dans l'azur qu'après avoir heurté vos reliefs étincelants.

Depuis son refuge, la cellule de bois clair ou des jours entiers défilent sur sa solitude, elle entend le martèlement des pas. Des pas de toutes sortes qui cadencent les heures. Un homme lourd boite. Une femme avance à grandes foulées rapides et pressées. Un autre, un clerc, traine sa foi en savates sans soulever les pieds.
On lui a répété qu'elle n'était pas captive. Qu'elle pourrait quitter le fort quand elle le souhaiterait, quand elle serait remise, quand le dégel reviendrait, quand …
Elle n'a pas écouté. On l'a conduite devant un homme. Celui là ne portait pas de peaux de bête, il se contentait d'être grand.
Il l'avait patiemment interrogée. Elle n'était pas stupide, il pensait qu'elle pouvait être une espionne.
Est ce qu'elle avait l'air d'être une espionne ?
Il avait eu la gentillesse de sourire, elle en avait fait autant. Mimétisme, politesse.
Des noms s'étaient alors bousculés dans sa bouche, des titres, des grades, des fonctions. Elle avait retenu « Arkenstone » par hasard et l'avait souvent répété depuis à cause de sa sonorité rude, idoine avec le paysage, le caractère des fils de Crom et l'immensité nue de la montagne qui barrait l'horizon.
Maintenant, elle passe sa tête dans l'huis parfois, quand il fait silence, et court jusqu'à la rambarde à la faveur des ombres. Si elle devait s'échapper, elle passerait par les toits.
Puis, elle se rappelle sa liberté, comme une indécence. La béance du portail est une insulte.
Puisqu'elle ne veut pas s'en aller, dès le lendemain, elle tâchera de se rendre utile au clan.

On lui a tendu une hachette et désigné un bosquet de conifères, monticules de neige roidis par le gel. Couper du bois, le ramener au camp, veiller au feu, se réchauffer les mains et demeurer à l'écart, engoncée dans ses airs de princesse des steppes qui se compromet avec l'ordinaire.
Elle ne demande rien et ses doigts menus enfilent les jours comme des perles identiques sur le fil des saisons. Le collier devient sautoir et son silence cesse d'interloquer les mercenaires.
Sa belle pile de bois, désormais trois fois trop haute, lui procure un sentiment de fierté absurde. Que diable pourrait-on faire de tout ce bois ?

Depuis que l'appel de l'olifant répondait au roulement du tambour de guerre, la vallée en émoi, tirée de sa léthargie opaline, se souvenait des appétits des hommes.
Ils avaient trainé aux portes de la forteresse, toute une machinerie robuste qui préoccupait les mercenaires et faisait sourire les vétérans.

Elle, passait alors entre les guerriers du clan et les veilleurs, les archers et les soldats, indifférente, intéressée, ambivalente. Déjà, la langue abrupte et gutturale martelait la guerre, faisait tonner les foudres, appelait au fracas des boucliers au milieu des choppes d'hydromel vidées, déversées, inépuisables. A l'écart, c'était des officiers qui se concertaient avec l'impassibilité de ceux de leur rang en déroulant des plans, force hochements de tête graves. Il était question de renforts et d'alliés, de battre le rappel des troupes, de logistique et d'encerclement... La stratégie d'un siège lui échappait, le temps lui avait toujours semblé son plus fidèle ennemi.

En bifurquant vers le sud, elle rallia l'enceinte extérieure pour buter sur des troupiers, de jeunes écuyers, tout un petit monde militaire et discipliné que n'aurait pas renié le royaume d'Aquilonie. Plus loin encore, les robes éclatantes d'une compagnie de stygiens rappelait cruellement à la terre de Cimmérie, la mélancolie terne de ses paysages. Les érudits abordaient des questions ésotériques...Elle s'enfuit à toutes jambes.

Peut être allait il falloir se battre. La mêlée, le sang, le chaos, l'agonie interminable des oubliés du trépas...Peut être que tout cela avait un sens, finalement ? En se tournant vers la ligne d'horizon, la perspective changeait. Dans le lointain, les feux de camp disséminés dans la plaine trouaient l'obscurité qui voilait à présent les cimes. Ils étaient donc là, ceux d'en face...
Un haussement d'épaules la réconcilia avec l'absurde. Chercher un sens aux choses était une simple distraction de l'esprit, une vieille habitude dont il faudrait décidément songer à se débarrasser.

C'était tard dans la nuit...Elle s'en souvient parce que malgré sa résolution de s'occuper jusqu'à l'aube, elle avait finit par glisser après le dernier quart de veille dans une torpeur hypnotique qui accomplissait le miracle d'harmoniser les hymnes cimmériens en une seule plainte, monocorde et lancinante.
Les clameurs de la bataille naissante avaient a peine froissé ses songes, la tourmente écorné son repos.
C'était maintenant qu'un pan de mur s'affaissait qu'elle ouvrait de grands yeux embrumés sur la fournaise proche dont l'ardeur dévorante menaçait la structure mère de l'édifice.
Les hommes étaient au combat !
Quand elle y songe à présent, elle réalise qu'escalader la façade en feu était un choix audacieux.
Mais quand elle y songe, elle se rappelle surtout du rire colossal d'un frère d'arme qui avait vu son assaillant assommé du poids improbable d'une arpenteuse qui dérape.
Quand elle y songe...
Il ne l'avait pas remercié. Elle sait que cela n'est pas tellement d'usage sur les champs de bataille. Elle avait quand même agrippé sa main tendue pour se relever et, suivant la silhouette qui se jetait de nouveau, éperdument dans la mêlée, avait décidé, par caprice, de couvrir ses arrières : Travers d'hier, nécessité de l'instant.

Loin, très loin en contrebas, les machineries propulsaient de gigantesques blocs de pierre qu'une montagne éventrée devait encore regretter. Ils s'écrasaient les uns après les autres contre les palissades et chaque impact avait la résonance inouïe d'un fracas titanesque.
Il fallait voir aussi, la pluie de gravats qui assommait alors en crépitements assassins ceux qui, pris par la bataille, avaient négligé de se mettre a couvert...Elle mesurait au nombre des guerriers ainsi hébétés, défigurés, estropiés la confiance imméritée que l'on accordait à la protection promise par l'armurier. Et partout, aux pieds des remparts chancelants, au sommet des créneaux, jusque dans les écuries, les flambées gigantesques se repaissaient en mugissant, des pans de murs, du bois qui éclatait.

On n'avançait plus seulement tant la fumée noirâtre que dégageaient ces fournaises s'épaississait. Elle avait perdu sa trace et cheminait maladroitement en se fiant a son instinct, aux hurlements, aux fracas renouvelé des structures qui renonçaient et s'effondraient en gerbes d'étincelles mordorées.

Au sud, un officier appelait au repli. Au nord une salve puissante devait menacer d'autres hommes du clan, des hommes qu'elle avait vu, de loin, préparer l'assaut en riant.
C'était donc cela, une bataille ? Ce cercle infernal ou la mort qui ne pleuvait pas du ciel vous surprenait dans le dos, de front, de toutes parts...Se pouvait il qu'il y ait une gloire à se badigeonner du sang de son ennemi pour s'embrocher aussitôt sur l'épieu d'un rival ? L'écume carmine déjà aux lèvres rongeant le relief d'un sourire triomphal ...
Ou étaient les duels ? Ou étaient les ordres ? Ou se cachaient les héros parmi la masse humaine sanglante et grouillante qui s'empoignait et se pulvérisait pour se relever toujours, animée encore par une soif inépuisable, une haine féroce ?
Elle qui ne connaissait de la mort que son silence feutré, l'asepsie chirurgicale, la beauté du geste, ne comprenait pas la brutalité des passions, l'ardeur des combattants, pas plus que la laideur grotesque des cadavres qui jonchaient le sol.
Prendre la vie était une chose, défendre la sienne en était une autre...

La main qui sortit de nulle part pour s'abattre sur son épaule l'arracha a ses pensées sans la surprendre pourtant. C'était un homme, un soldat qui lui criait quelque chose qu'elle n'entendait pas...
Allait elle se réveiller ?
Sa hallebarde indiquait les toits, une corde a trancher, une machine a détruire...Une mission ?
Elle, en restait a ses yeux. Il y avait un peu de son passé dans ces yeux là. Elle savait que si les flammes ne s'y étaient pas refletées ils seraient absolument bleus. Lui en revanche ignorait qu'il l'avait jadis connue avec de la poudre au lieu de la suie, sur le visage.
Alors, elle tourna les talons et s'en fut sectionner les attaches d'un quelconque trébuchet.
L'amitié attendrait bien un peu, un présent plus opportun, une table, une choppe, des incendies en moins...

L'ombre n'était plus qu'un souhait inaccessible. Le feu déployait son envergure d'oiseau indomptable aux ailes chatoyantes sur le fort tout entier et allumait dans les prunelles des guerriers une rage que la mort oubliait d'éteindre.
On aurait dit que le jour, épouvanté par le mugissement de la bataille hésitait à se montrer, remplacé par cette aube artificielle dans laquelle le clan combattait encore.

Puisqu'il lui avait fallut renoncer à l'idée d'une cachette, elle fuyait les mêlées, se faufilait entre les décombres, et mordait ça et là d'une plaie opportune le flanc de l'ennemi. Puis, elle s'envolait encore libre dans cette course perpétuelle. Son inexpérience plaçait à tout moment le fil souple de sa vie à portée des lames hardies et défiait dans l'ignorance et la grâce, les joutes retorses, les périls imminents.
La réflexion était un poids mort qui ne l'encombrait plus, elle lui préférait l'exaltation nécessaire à la simple survie. Cette même fièvre qui agitait les troupes jusqu'à la frénésie la portait également et, jusqu'aux pointes acérées de ses armes, elle frissonnait maintenant avec eux en combattant à leurs côtés.
Certainement, cette folie justifiait de l'intérêt des gradés, de la nécessité des stratèges.
Eux, quelque part derrière les tours calcinées, en retrait derrière les formations brisées, se penchaient peut être sur des plans lisses ou le sang, la sueur, les larmes, la fureur, se diluaient dans l'encre noire et neutre jusqu'à ne signifier rien, jusqu'à représenter tout.
Eux, spéculaient en chuchotant, quand elle s'élançait dans le tumulte, affranchie de ses ultimes réserves qu'un regard d'acier venait de balayer:
Elle l'avait retrouvé.